Le courage d'une jeune fille qui, vers la fin du règne de Paul Ier, partit à pied de la Sibérie, pour venir à Saint-Pétersbourg demander la grâce de son père, fit assez de bruit dans le temps pour engager un auteur célèbre (Madame Cottin) à faire une héroïne de roman de celte intéressante voyageuse. Mais les personnes qui l'ont connue paraissent regretter qu'on ait prêté des aventures d'amour et des idées romanesques à une jeune et noble vierge qui n'eut jamais d'autre passion que l'amour filial le plus pur, et qui, sans appui, sans conseil, trouva dans son coeur la pensée de l'action la plus généreuse et la force de l'exécuter.
читать дальшеSi le récit de ses aventures n'offre point cet intérêt de surprise que peut inspirer un romancier pour des personnages imaginaires, on ne lira peut-être pas sans quelque plaisir la simple histoire de sa vie, assez intéressante par elle-même, sans autre ornement que la vérité.
Prascovie Lopouloff était son nom. Son père, d'une famille noble d'Ukraine, naquit en Hongrie, où le hasard des circonstances avait conduit ses parents, et servit quelque temps dans les housards noirs ; mais il ne tarda pas à les quitter pour venir en Russie, où il se maria. Il reprit ensuite dans sa patrie la carrière des armes, servit longtemps dans les troupes russes, et fit plusieurs campagnes contre les Turcs. Il s'était trouvé aux assauts d'Ismaïl et d'Otchakoff, et avait mérité par sa conduite l'estime de son corps. On ignore la cause de son exil en Sibérie, son procès, ainsi que la révision qu'on en fit dans la suite, ayant été tenu secret. Quelques personnes ont cependant prétendu qu'il avait été mis en jugement par la malveillance d'un chef, pour cause d'insubordination. Quoi qu'il en soit, à l'époque du voyage de sa fille, il était depuis quatorze ans en Sibérie, relégué à Ischim, village près des frontières du gouvernement de Tobolsk, vivant avec sa famille de la modique rétribution de dix kopecks par jour, assignée aux prisonniers qui ne sont pas condamnés aux travaux publics.
La jeune Prascovie contribuait par son travail à la subsistance de ses parents, en aidant les blanchisseuses du village ou les moissonneurs, et en prenant part à tous les ouvrages de la campagne dont ses forces lui permettaient de s'occuper elle rapportait du blé, des œufs ou quelques légumes en payement. Arrivée en Sibérie dans son enfance, et n'ayant aucune idée d'un meilleur sort, elle se livrait avec joie à ces pénibles travaux, qu'elle avait bien de la peine à supporter. Ses mains délicates semblaient avoir été formées pour d'autres occupations. Sa mère, tout entière aux soins du pauvre ménage, semblait prendre en patience sa déplorable situation; mais son père, accoutumé dès sa première jeunesse à la vie active des armées, ne pouvait se résigner à son sort, et s'abandonnait souvent à des accès de désespoir que l'excès même du malheur ne saurait justifier.
Quoiqu'il évitât de laisser voir à Prascovie les chagrins qui le dévoraient, elle avait été plus d'une fois témoin de ses larmes à travers les fentes d'une cloison qui séparait son réduit de la chambre de ses parents, et elle commençait depuis quelque temps à réfléchir sur leur cruelle destinée.
Lopouloff avait adressé depuis plusieurs mois une supplique au gouverneur de la Sibérie, qui n'avait jamais répondu à ses demandes précédentes. Un officier, passant par Ischim pour des affaires de service, s'était chargé de la dépêche et lui avait promis d'appuyer ses réclamations auprès du gouverneur. Le malheureux exilé en avait conçu quelque espoir ; mais on ne lui fit pas plus de réponse qu'auparavant. Chaque voyageur, chaque courrier venant de Tobolsk (événement bien rare) ajoutait le tourment de l'espérance déçue aux maux dont il était accablé.
Dans un de ces tristes moments, la jeune fille, revenant de la moisson, trouva sa mère baignée de larmes, et fut effrayée de la pâleur et des sombres regards de son père, qui se livrait à tout le délire de la douleur. « Voilà, s'écria-t-il lorsqu'il la vitparaître, le plus cruel de tous mes malheurs ! voilà l'enfant que Dieu m'a donnée dans sa colère, «afin que je souffre doublement de ses maux et des miens, afin que je la voie dépérir lentement sous mes yeux, épuisée par de serviles travaux, et que le titre de père; qui fait le bonheur de tous les hommes, soit pour moi seul le dernier terme dela malédiction du ciel ! » Prascovie épouvantée se jeta dans ses bras. La mère et la fille parvinrent à le tranquilliser en mêlant leurs larmes aux siennes ; mais cette scène fit la plus grande impression sur l'esprit de la jeune fille. Pour la première fois, ses parents avaient ouvertement parlé devant elle de leur situation désespérée; pour la première fois, elle put se former une idée de tout le malheur de sa famille.
Ce fut à cette époque, et dans la quinzième année de son âge, que la première idée d'aller à Saint-Pétersbourg demander la grâce de son père lui vint à l'esprit. Elle racontait elle-même qu'un jour cette heureuse pensée se présenta à elle comme un éclair, au moment où elle achevait ses prières, et lui causa an trouble inexprimable. Elle a toujours été persuadée que ce fut une inspiration de la Providence, et cette ferme confiance la soutint dans la suite au milieu des circonstances les plus décourageantes.
Jusqu'alors l'espérance de la liberté n'était point entrée dans son coeur. Ce sentiment nouveau pour elle la remplit d'une grande joie elle se remit ans-sitôt en prière; mais ses idées étaient si confuses, que ne sachant elle-même ce qu'elle voulait demander à Dieu, elle le pria seulement de ne pas la priver du bonheur qu'elle éprouvait et qu'elle ne savait définir. Bientôt cependant le projet d'aller à Saint-Pétersbourg se jeter aux pieds de l'empereur et lui demander la grâce de son père se développa dans son esprit et l'occupa désormais uniquement.
Elle avait choisi, dans la lisière d'un bois de bouleaux qui se trouvait près de la maison, une place favorite où elle se retirait souvent pour faire ses prières ; elle fut plus exacte encore à s'y rendre dans la suite. Là, tout entière à son projet, elle venait prier Dieu, avec toute la ferveur de sa jeune âme, de favoriser son voyage et de lui donner la force et les moyens de l'exécuter. S'abandonnant à. cette idée, elle s'oubliait souvent dans le bois, au point de négliger ses occupations ordinaires, ce qui lui attirait des reproches de ses parents. Elle fut longtemps avant d'oser s'ouvrir à eux au sujet de l'entreprise qu'elle méditait. S. courage l'abandonnait chaque fois qu'elle approchait de son père pour commencer cette explication hasardeuse, dont elle prévoyait confusément le peu de succès. Cependant, lorsqu'elle crut avoir suffisamment mûri son projet, elle détermina le jour où elle parlerait, et se proposa fermement de vaincre sa timidité.
A l'époque fixée, Prascovie se rendit de bonne heure au bois, pour demander à Dieu le courage de s'exprimer et l'éloquence nécessaire pour persuader ses parents : elle revint ensuite à la maison, résolue de parler au premier des deux qu'elle rencontrerait. Elle désirait que le hasard lui fit trouver sa mère, dont elle espérait plus de condescendance ; mais, en approchant de la maison, elle vit son père assis sur un banc près de la porte et fumant une pipe. Elle vint à lui courageusement, commença l'explication de son projet, et demanda, avec toute la chaleur dont elle fut capable, la permission de partir pour Saint-Pétersbourg. Lorsqu'elle eut terminé son discours, son père, qui l'avait écoutée sans l'interrompre et du plus grand sérieux, la prit par la main, et rentrant avec elle dans la chambre où la mère apprêtait le dîner : « Ma femme, s'écria-t-il, bonne nouvelle ! nous avons trouvé un puissant protecteur Voilà notre fille qui va partir sur l'heure pour Saint-Pétersbourg, et qui veut bien se charger de parler ellemême à l'empereur. » Lopouloff raconta plaisamment ensuite tout ce que lui avait dit Prascovie « Elle ferait mieux, répondit la mère, d'être à son ouvrage que de venir vous conter ces balivernes. »
La jeune fille s'était armée d'avance contre la colère de ses parents, mais elle n'eut point de force contre le persiflage, qui semblait anéantir toutes ses espérances. Elle se mit à pleurer amèrement. Son père, qu'un instant de gaieté avait fait sortir de son caractère, reprit bientôt toute sa sévérité. Tandis qu'il la grondait au sujet de ses larmes, sa mère attendrie l'embrassait en riant. « Allons, lui dit-elle en lui présentant un linge, commence par nettoyer la table pour le dîner; tu pourras ensuite partir pour Saint-Pétersbourg, à ta commdité. »
Cette scène était plus faite pour dégoûter Prascovie de ses projets que des reproches ou de mauvais traitements ; cependant l'humiliation qu'elle éprouvait de se voir traiter comme un enfant se dissipa bientôt et ne la découragea point. La glace était rompue : elle revint à la charge à plusieurs reprises, et ses prières furent bientôt si fréquentes et si importunes, que son père, perdant patience, la gronda sérieusement, et lui défendit avec sévérité de lui parler là-dessus davantage. Sa mère, avec plus de douceur, tâcha de lui faire comprendre qu'elle était trop jeune encore pour songer à une entreprise si difficile.
Depuis lors, trois ans s'écoulèrent sans que Prascovie osât renouveler ses instances à ce sujet. Une longue maladie de sa mère la contraignit de renvoyer son projet à des temps plus favorables ; cependant il ne se passa pas un seul jour sans qu'elle joignît à ses prières ordinaires celle d'obtenir de son père la permission de partir, bien persuadée que Dieu l'exaucerait un jour.
Cet esprit religieux, cette foi vive dans une si jeune personne, doivent paraître d'autant plus extraordinaires qu'elle ne les devait point à l'éducation. Sans être irréligieux, son père s'occupait peu de prières; et quoique sa mère fût plus exacte à cet égard, elle manquait en général d'instruction, et Prascovie ne devait qu'à elle-même les sentiments qui l'animaient. Pendant ces trois dernières années, sa raison s'était formée; déjà la jeune fille avait acquis plus de poids dans les conseils de la famille : elle put, en conséquence, proposer et discuter son projet, que ses parents ne regardaient plus comme un enfantillage, mais qu'ils combattirent avec d'autant plus de force qu'elle leur était devenue plus nécessaire. Les empêchements qu'ils mettaient à son départ étaient de nature à faire impression sur son coeur. Ce n'était plus par des plaisanteries ou par des menaces qu'ils tâchaient de la dissuader, mais par des caresses et par des larmes. Nous sommes déjà vieux, lui disaient-ils, nous n'avons plus ni fortune ni amis en Russie : aurais-tu le courage d'abandonner dans ce désert des parents dont tu es l'unique consolation, et cela, pour entreprendre seule un voyage périlleux, qui peut te conduire à ta perte et leur coûter la vie, au lieu de leur procurer la liberté? » À ces raisons Prascovie ne répondait que par des larmes; niais sa volonté n'était point ébranlée, et chaque jour l'affermissait dans sa résolution.
Il se présentait une difficulté d'une autre nature, et plus réelle encore que l'opposition de son père : elle ne pouvait partir qu'avec un passe-port, sans lequel il ne lui était pas même possible de s'éloigner du village. D'autre part, il n'était guère probable que le gouverneur de Tobolsk, qui n'avait jamais répondu à leurs lettres, consentît à leur accorder cette faveur. Prascovie fut donc forcée de remettre son départ à un autre temps, et toutes ses idées se portèrent sur les moyens d'obtenir un passe-port.
Il y avait alors dans le village un prisonnier nommé Neiler, né en Russie et fils d'un tailleur allemand. Cet homme avait été pendant quelque temps domestique d'un étudiant à l'université de Moscou, et il avait tiré de cette circonstance l'avantage de passer pour un esprit fort à Ischim. Neiler s'imaginait être un incrédule. Cette espèce de folie, jointe au métier plus utile de tailleur qu'il possédait, l'avait fait connaître des habitants et des prisonniers, dont les uns lui faisaient raccommoder leurs habits, et dont les autres s'amusaient de ses impertinences. ' An nombre de ces derniers était Lopouloff, chez lequel il venait quelquefois. Neiler, connaissant l'es¬prit religieux de la jeune personne, la persiflait au sujet de sa dévotion, et l'appelait sainte Prascovie.
Celle-ci, le croyant plus habile qu'il n'était, projetait de s'adresser à lui pour en obtenir la supplique qu'elle voulait adresser au gouverneur, dans l'espoir que son père, n'ayant plus qu'à la signer, s'y déciderait plus facilement.
Elle venait un jour d'achever son blanchissage à la rivière, et se disposait à retourner au logis. Avant de partir, elle fit, à son ordinaire, plusieurs signes de croix, et se chargea péniblement de son linge mouillé. Neiler, qui passait par hasard, la vit et se moqua d'elle. Si vous aviez, lui dit-il, fait quelques-unes de ces simagrées de plus, vous auriezopéré un miracle, et votre linge serait allé tout seul à la maison, Donnez, ajouta-t-il en s'emparant de force du fardeau, je vous ferai voir que les incrédules, que vous haïssez si fort, sont aussi de bonnes gens. » Il prit en effet la corbeille et la porta jusqu'au village. Chemin faisant, Prascovie, qui n'avait qu'un désir, celui d'obtenir un passe-port, lui parla de la supplique et du service important qu'elle attendait de lui. Malheureusement, le philosophe ne savait pas écrire : il avoua que depuis l'instant où il s'était voué à l'état de tailleur il avait totalement négligé la littérature; mais il lui indiqua dans le village un homme qui pourrait remplir son attente. Prascovie revint toute joyeuse, se proposant de mettre à profit ce conseil dès le lendemain. En rentrant chez son père, où se trouvaient quelques personnes, Neiler se vanta hautement du service qu'ilavait rendu à sainte Prascovie en lui épargnant la peine de faire un miracle, et fit d'autres mauvaises plaisanteries de ce genre; mais il fut bientôt déconcerté par la réponse de la jeune fille. Comment pourrais-je, lui dit-elle, ne pas mettre toute maconfiance dans la bonté de Dieu? Je ne l'ai priéqu'un instant au bord de la rivière, et si mon linge n'est pas venu seul, il est du moins venu sans moi, et porté par un incrédule. Ainsi le mi- racle a eu lieu, et je n'en demande pas d'autre à la Providence. » A cette réponse, toute la société se mit à rire aux dépens du tailleur, qui se retira très-piqué de l'aventure. On verra dans la suite plusieurs exemples de cette aimable présence d'esprit, qui n'abandonna jamais la jeune fille dans les circonstances les plus embarrassantes.
Le lendemain, elle s'empressa de consulter l'homme qu'on lui avait indiqué : elle apprit de lui que la supplique devait être signée par elle-même. L'écrivain se chargea de la dresser dans les formes requises; et, lorsqu'elle fut achevée, Lopouloff, après quelque résistance, consentit à ce qu'elle fût expédiée, et profita de l'occasion pour y joindre une nouvelle lettre relative à ses affaires personnelles.
Dès ce moment, les inquiétudes de la jeune personne disparurent, sa santé se raffermit, et ses parents furent charmés de lui voir reprendre sa gaieté naturelle. Cet heureux changement n'avait pas d'autre cause que la certitude où elle était d'obtenir sonpasse-port, et sa confiance sans bornes en la protection de Dieu. Elle allait souvent se promener sur le chemin de Tobolsk, dans l'espérance de voir arriver quelque courrier. Elle passait devant la station ( Terme russe pour relais. ) de la poste aux chevaux pour parler au vieil invalide qui en avait la direction, et qui distribuait le peu de lettres adressées à Ischim. Mais depuis longtemps elle n'osait lui en demander, parce qu'il lui avait parlé avec brusquerie, et s'était moqué de son projet de voyage qu'il connaissait.
Six mois s'étaient presque écoulés depuis le départ de la supplique, lorsqu'on vint avertir la famille qu'un courrier était à la poste avec des lettres pour quelques personnes. Prascovie y courut aussitôt et fut suivie de ses parents. Lorsque Lopouloff se nomma, le courrier lui remit un paquet cacheté, contenant un passe-port pour sa fille, et prit un reçu de lui. Ce fut un moment de joie pour la famille. Dans l'abandon total où ils étaient depuis tant d'années, l'envoi de ce passe-port leur parut une espèce de faveur. Cependant il n'y avait dans le paquet aucune réponse du gouverneur aux demandes personnelles de Lopouloff. Pour sa fille, elle était libre, et l'on ne pouvait, sans la plus grande injustice, la retenir en Sibérie contre sa volonté.
Le silence absolu que l'on gardait avec son père était plutôt une confirmation de sa disgrâce qu'unefaveur. Cette triste réflexion dissipa bientôt l'impression de plaisir que lui avait fait éprouver la condescendance du gouverneur. Lopouloff s'empara du passe-port, et déclara, dans le premier moment d'humeur, qu'il n'avait consenti à le demander que dans la certitude qu'on le lui refuserait, et pour se délivrer des persécutions de sa fille.
Prascovie suivit ses parents à la maison sans rien demander, mais remplie d'espoir et remerciant Dieu le long du chemin d'avoir exaucé l'un de ses voeux. Son père serra le passe-port parmi ses hardes, après l'avoir enveloppé soigneusement dans un morceau de linge. Prascovie remarqua cette précaution, qui lui parut de bon augure, car il aurait pu le déchirer ; elle n'attribua le refus de son père qu'à un dessein particulier de la Providence, qui n'avait pas encore marqué l'heure de son départ. Bientôt après, elle se rendit au bois, où elle passa deux heures à prier, se livrant à toute la joie que son ardente imagination lui inspirait, et n'ayant plus aucun doute sur le succès de son entreprise.
Ces détails pourront paraître à quelques personnes puérils et minutieux ; mais lorsqu'on verra les projets de cette jeune fille réussir au delà de ses espérances et de toute probabilité, malgré les obstacles sans nombre qu'elle avait à surmonter, on se convaincra qu'aucun motif humain n'aurait suffi pour la conduire au but qu'elle se proposait, et qu'il fallait pour une telle oeuvre cette foi qui transporte les montagnes. Dans tout ce qui lui arrivait, Prascovie voyait toujours le doigt de Dieu. Aussi disait-elle : J'ai été quelquefois éprouvée, mais jamais trompée dans ma confiance en lui. » Un incident qui eut lieu peu de jours après vint encore ranimer son courage, et contribua peut-être à déterminer ses parents. Sa mère, sans être absolument superstitieuse, s'amusait parfois à chercher des pronostics de l'avenir dans les plus petits événements de la vie. Sans croire aux jours malheureux, elle évitait cependant d'entreprendre quelque chose le lundi (En Russie, le lundi passe pour un jour malheureux parmi le peuple et les personnes superstitieuses. La répugnance pour entreprendre quelque chose, mais surtout un voyage le lundi, est si universelle, que le très-petit nombre de personnes qui ne la partagent pas s'y soumettent par égard pour l'opinion générale et presque religieuse des Russes. ), et n'aimait point à voir renverser la salière. Quelquefois elle prenait la Bible, et, l'ouvrant au hasard, elle cherchait dans la première phrase qui lui tombait sous les yeux quelque chose d'analogue à sa situation et dont elle pût tirer un bon augure. Cette manière de consulte le sort est très-usitée en Russie : lorsque la phrase est insignifiante, on recommence, et en tiraillant un peu le sens on finit par lui donner la tournure qu'on désire. Les malheureux s'attachent à tout, et. sans ajouter beaucoup de foi à ses prédictions, ils éprouvent un certain plaisir lorsqu'elles s'accordent avec leurs espérances.
Lopouloff était dans l'usage de lire le soir un chapitre de la Bible à sa famille : il expliquait aux femmes les mots slavons qu'elles ne comprenaient pas, et cette occupation plaisait infiniment à sa fille. A la fin d'une triste soirée, ces trois solitaires étaient auprès d'une table sur laquelle était le livre saint ; la lecture était achevée, et le plus morne silence ré' naît entre eux, lorsque Prascovie s'adressant à sa ère, sans autre but que celui de renouer la convertion : Ouvrez, je vous prie, la Bible, lui dit-elle, et cherchez dans la page à droite, la onzième ligne. » Sa mère prit le livre avec empressement et l'ouvrit avec une épingle; ensuite, comptant les lignes jusqu'à la onzième à droite, elle lut à haute voix les paroles suivantes :
Or un ange de Dieu appela Agar du ciel et luidit : Que faites-vous là? ne craignez point. »
L'application de ce passage de l'Écriture sainte était trop facile à faire pour que l'analogie frappante qu'il présentait avec le voyage projeté pût échapper à personne. Prascovie, transportée de joie, prit la Bible et en baisa les pages à plusieurs reprises. C'est vraiment singulier, n disait la mère en regardant son mari. Mais celui-ci, ne voulant pas favoriser leur idée à ce sujet, s'éleva fortement contre ces ridicules divinations. Croyez-vous, disait-il aux deux femmes, que l'on puisse ainsi interroger Dieu en ouvrant un livre avec une épingle, et qu'il daigne répondre à toutes vos folles pensées? Sans doute, ajouta-t-il, en s'adressant à sa fille, un ange ne manquera pas de vous accompagner dans votreextravagant voyage, et de vous donner à boire quand vous aurez soif! Ne sentez-vous pas quelle est la folie de s'abandonner à de semblables espérances? »
Prascovie lui répondit qu'elle était bien loin d'espérer qu'un ange lui apparût pour l'aider dans son entreprise. Mais cependant, disait-elle, j'espère et crois fermement que mon ange gardien ne m'abandonnera pas, et que mon voyage aura lieu, quand je m'y opposerais moi-même. » Lopouloff était ébranlé par cette persévérance inconcevable; cependant un mois s'écoula sans qu'il fût question du départ. Prascovie devenait silencieuse et préoccupée : toujours seule dans les bois ou dans son réduit, elle ne donnait plus aucune marque de tendresse à ses parents. Comme elle avait souvent menacé de partir sans passe-port, ils commencèrent à craindre sérieusement qu'elle n'accomplît son projet, et ils prenaient de l'inquiétude lorsqu'elle s'absentait de la maison plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il arriva même un jour qu'ils la crurent décidément partie : Prascovie, en revenant de l'église, où elle était allée seule, avait accompagné de jeunes paysannes dans une chaumière voisine et s'y était arrêtée quelques heures. Lorsqu'elle revint à la maison, sa mère l'embrassa toute en larmes. Tu as bien tardé, lui dit-elle. Nous avons cru que tu nous avais quittés pour toujours ! — Vous aurez bientôt ce chagrin, lui répondit sa fille, puisque vous ne voulez pas me livrer le passe-port : vous regretterez alors de m'avoir privée de cette ressource et de votrebénédiction, » Elle prononça ces paroles sans répondre aux caresses de sa mère et d'un ton de voix si triste, si altéré, que la bonne mère en fut vivement affectée. Elle lui promit, pour la tranquilliser, de ne plus mettre d'opposition à son départ, qui dépendrait uniquement de la permission de son père. Prascovie ne la demandait plus ; mais sa profonde tristesse la sollicitait plus éloquemment que n'aurait pu le faire les supplications les plus vives : Lopouloff lui-même ne savait à quoi se résoudre.
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Prascovie Lopouloff était son nom. Son père, d'une famille noble d'Ukraine, naquit en Hongrie, où le hasard des circonstances avait conduit ses parents, et servit quelque temps dans les housards noirs ; mais il ne tarda pas à les quitter pour venir en Russie, où il se maria. Il reprit ensuite dans sa patrie la carrière des armes, servit longtemps dans les troupes russes, et fit plusieurs campagnes contre les Turcs. Il s'était trouvé aux assauts d'Ismaïl et d'Otchakoff, et avait mérité par sa conduite l'estime de son corps. On ignore la cause de son exil en Sibérie, son procès, ainsi que la révision qu'on en fit dans la suite, ayant été tenu secret. Quelques personnes ont cependant prétendu qu'il avait été mis en jugement par la malveillance d'un chef, pour cause d'insubordination. Quoi qu'il en soit, à l'époque du voyage de sa fille, il était depuis quatorze ans en Sibérie, relégué à Ischim, village près des frontières du gouvernement de Tobolsk, vivant avec sa famille de la modique rétribution de dix kopecks par jour, assignée aux prisonniers qui ne sont pas condamnés aux travaux publics.
La jeune Prascovie contribuait par son travail à la subsistance de ses parents, en aidant les blanchisseuses du village ou les moissonneurs, et en prenant part à tous les ouvrages de la campagne dont ses forces lui permettaient de s'occuper elle rapportait du blé, des œufs ou quelques légumes en payement. Arrivée en Sibérie dans son enfance, et n'ayant aucune idée d'un meilleur sort, elle se livrait avec joie à ces pénibles travaux, qu'elle avait bien de la peine à supporter. Ses mains délicates semblaient avoir été formées pour d'autres occupations. Sa mère, tout entière aux soins du pauvre ménage, semblait prendre en patience sa déplorable situation; mais son père, accoutumé dès sa première jeunesse à la vie active des armées, ne pouvait se résigner à son sort, et s'abandonnait souvent à des accès de désespoir que l'excès même du malheur ne saurait justifier.
Quoiqu'il évitât de laisser voir à Prascovie les chagrins qui le dévoraient, elle avait été plus d'une fois témoin de ses larmes à travers les fentes d'une cloison qui séparait son réduit de la chambre de ses parents, et elle commençait depuis quelque temps à réfléchir sur leur cruelle destinée.
Lopouloff avait adressé depuis plusieurs mois une supplique au gouverneur de la Sibérie, qui n'avait jamais répondu à ses demandes précédentes. Un officier, passant par Ischim pour des affaires de service, s'était chargé de la dépêche et lui avait promis d'appuyer ses réclamations auprès du gouverneur. Le malheureux exilé en avait conçu quelque espoir ; mais on ne lui fit pas plus de réponse qu'auparavant. Chaque voyageur, chaque courrier venant de Tobolsk (événement bien rare) ajoutait le tourment de l'espérance déçue aux maux dont il était accablé.
Dans un de ces tristes moments, la jeune fille, revenant de la moisson, trouva sa mère baignée de larmes, et fut effrayée de la pâleur et des sombres regards de son père, qui se livrait à tout le délire de la douleur. « Voilà, s'écria-t-il lorsqu'il la vitparaître, le plus cruel de tous mes malheurs ! voilà l'enfant que Dieu m'a donnée dans sa colère, «afin que je souffre doublement de ses maux et des miens, afin que je la voie dépérir lentement sous mes yeux, épuisée par de serviles travaux, et que le titre de père; qui fait le bonheur de tous les hommes, soit pour moi seul le dernier terme dela malédiction du ciel ! » Prascovie épouvantée se jeta dans ses bras. La mère et la fille parvinrent à le tranquilliser en mêlant leurs larmes aux siennes ; mais cette scène fit la plus grande impression sur l'esprit de la jeune fille. Pour la première fois, ses parents avaient ouvertement parlé devant elle de leur situation désespérée; pour la première fois, elle put se former une idée de tout le malheur de sa famille.
Ce fut à cette époque, et dans la quinzième année de son âge, que la première idée d'aller à Saint-Pétersbourg demander la grâce de son père lui vint à l'esprit. Elle racontait elle-même qu'un jour cette heureuse pensée se présenta à elle comme un éclair, au moment où elle achevait ses prières, et lui causa an trouble inexprimable. Elle a toujours été persuadée que ce fut une inspiration de la Providence, et cette ferme confiance la soutint dans la suite au milieu des circonstances les plus décourageantes.
Jusqu'alors l'espérance de la liberté n'était point entrée dans son coeur. Ce sentiment nouveau pour elle la remplit d'une grande joie elle se remit ans-sitôt en prière; mais ses idées étaient si confuses, que ne sachant elle-même ce qu'elle voulait demander à Dieu, elle le pria seulement de ne pas la priver du bonheur qu'elle éprouvait et qu'elle ne savait définir. Bientôt cependant le projet d'aller à Saint-Pétersbourg se jeter aux pieds de l'empereur et lui demander la grâce de son père se développa dans son esprit et l'occupa désormais uniquement.
Elle avait choisi, dans la lisière d'un bois de bouleaux qui se trouvait près de la maison, une place favorite où elle se retirait souvent pour faire ses prières ; elle fut plus exacte encore à s'y rendre dans la suite. Là, tout entière à son projet, elle venait prier Dieu, avec toute la ferveur de sa jeune âme, de favoriser son voyage et de lui donner la force et les moyens de l'exécuter. S'abandonnant à. cette idée, elle s'oubliait souvent dans le bois, au point de négliger ses occupations ordinaires, ce qui lui attirait des reproches de ses parents. Elle fut longtemps avant d'oser s'ouvrir à eux au sujet de l'entreprise qu'elle méditait. S. courage l'abandonnait chaque fois qu'elle approchait de son père pour commencer cette explication hasardeuse, dont elle prévoyait confusément le peu de succès. Cependant, lorsqu'elle crut avoir suffisamment mûri son projet, elle détermina le jour où elle parlerait, et se proposa fermement de vaincre sa timidité.
A l'époque fixée, Prascovie se rendit de bonne heure au bois, pour demander à Dieu le courage de s'exprimer et l'éloquence nécessaire pour persuader ses parents : elle revint ensuite à la maison, résolue de parler au premier des deux qu'elle rencontrerait. Elle désirait que le hasard lui fit trouver sa mère, dont elle espérait plus de condescendance ; mais, en approchant de la maison, elle vit son père assis sur un banc près de la porte et fumant une pipe. Elle vint à lui courageusement, commença l'explication de son projet, et demanda, avec toute la chaleur dont elle fut capable, la permission de partir pour Saint-Pétersbourg. Lorsqu'elle eut terminé son discours, son père, qui l'avait écoutée sans l'interrompre et du plus grand sérieux, la prit par la main, et rentrant avec elle dans la chambre où la mère apprêtait le dîner : « Ma femme, s'écria-t-il, bonne nouvelle ! nous avons trouvé un puissant protecteur Voilà notre fille qui va partir sur l'heure pour Saint-Pétersbourg, et qui veut bien se charger de parler ellemême à l'empereur. » Lopouloff raconta plaisamment ensuite tout ce que lui avait dit Prascovie « Elle ferait mieux, répondit la mère, d'être à son ouvrage que de venir vous conter ces balivernes. »
La jeune fille s'était armée d'avance contre la colère de ses parents, mais elle n'eut point de force contre le persiflage, qui semblait anéantir toutes ses espérances. Elle se mit à pleurer amèrement. Son père, qu'un instant de gaieté avait fait sortir de son caractère, reprit bientôt toute sa sévérité. Tandis qu'il la grondait au sujet de ses larmes, sa mère attendrie l'embrassait en riant. « Allons, lui dit-elle en lui présentant un linge, commence par nettoyer la table pour le dîner; tu pourras ensuite partir pour Saint-Pétersbourg, à ta commdité. »
Cette scène était plus faite pour dégoûter Prascovie de ses projets que des reproches ou de mauvais traitements ; cependant l'humiliation qu'elle éprouvait de se voir traiter comme un enfant se dissipa bientôt et ne la découragea point. La glace était rompue : elle revint à la charge à plusieurs reprises, et ses prières furent bientôt si fréquentes et si importunes, que son père, perdant patience, la gronda sérieusement, et lui défendit avec sévérité de lui parler là-dessus davantage. Sa mère, avec plus de douceur, tâcha de lui faire comprendre qu'elle était trop jeune encore pour songer à une entreprise si difficile.
Depuis lors, trois ans s'écoulèrent sans que Prascovie osât renouveler ses instances à ce sujet. Une longue maladie de sa mère la contraignit de renvoyer son projet à des temps plus favorables ; cependant il ne se passa pas un seul jour sans qu'elle joignît à ses prières ordinaires celle d'obtenir de son père la permission de partir, bien persuadée que Dieu l'exaucerait un jour.
Cet esprit religieux, cette foi vive dans une si jeune personne, doivent paraître d'autant plus extraordinaires qu'elle ne les devait point à l'éducation. Sans être irréligieux, son père s'occupait peu de prières; et quoique sa mère fût plus exacte à cet égard, elle manquait en général d'instruction, et Prascovie ne devait qu'à elle-même les sentiments qui l'animaient. Pendant ces trois dernières années, sa raison s'était formée; déjà la jeune fille avait acquis plus de poids dans les conseils de la famille : elle put, en conséquence, proposer et discuter son projet, que ses parents ne regardaient plus comme un enfantillage, mais qu'ils combattirent avec d'autant plus de force qu'elle leur était devenue plus nécessaire. Les empêchements qu'ils mettaient à son départ étaient de nature à faire impression sur son coeur. Ce n'était plus par des plaisanteries ou par des menaces qu'ils tâchaient de la dissuader, mais par des caresses et par des larmes. Nous sommes déjà vieux, lui disaient-ils, nous n'avons plus ni fortune ni amis en Russie : aurais-tu le courage d'abandonner dans ce désert des parents dont tu es l'unique consolation, et cela, pour entreprendre seule un voyage périlleux, qui peut te conduire à ta perte et leur coûter la vie, au lieu de leur procurer la liberté? » À ces raisons Prascovie ne répondait que par des larmes; niais sa volonté n'était point ébranlée, et chaque jour l'affermissait dans sa résolution.
Il se présentait une difficulté d'une autre nature, et plus réelle encore que l'opposition de son père : elle ne pouvait partir qu'avec un passe-port, sans lequel il ne lui était pas même possible de s'éloigner du village. D'autre part, il n'était guère probable que le gouverneur de Tobolsk, qui n'avait jamais répondu à leurs lettres, consentît à leur accorder cette faveur. Prascovie fut donc forcée de remettre son départ à un autre temps, et toutes ses idées se portèrent sur les moyens d'obtenir un passe-port.
Il y avait alors dans le village un prisonnier nommé Neiler, né en Russie et fils d'un tailleur allemand. Cet homme avait été pendant quelque temps domestique d'un étudiant à l'université de Moscou, et il avait tiré de cette circonstance l'avantage de passer pour un esprit fort à Ischim. Neiler s'imaginait être un incrédule. Cette espèce de folie, jointe au métier plus utile de tailleur qu'il possédait, l'avait fait connaître des habitants et des prisonniers, dont les uns lui faisaient raccommoder leurs habits, et dont les autres s'amusaient de ses impertinences. ' An nombre de ces derniers était Lopouloff, chez lequel il venait quelquefois. Neiler, connaissant l'es¬prit religieux de la jeune personne, la persiflait au sujet de sa dévotion, et l'appelait sainte Prascovie.
Celle-ci, le croyant plus habile qu'il n'était, projetait de s'adresser à lui pour en obtenir la supplique qu'elle voulait adresser au gouverneur, dans l'espoir que son père, n'ayant plus qu'à la signer, s'y déciderait plus facilement.
Elle venait un jour d'achever son blanchissage à la rivière, et se disposait à retourner au logis. Avant de partir, elle fit, à son ordinaire, plusieurs signes de croix, et se chargea péniblement de son linge mouillé. Neiler, qui passait par hasard, la vit et se moqua d'elle. Si vous aviez, lui dit-il, fait quelques-unes de ces simagrées de plus, vous auriezopéré un miracle, et votre linge serait allé tout seul à la maison, Donnez, ajouta-t-il en s'emparant de force du fardeau, je vous ferai voir que les incrédules, que vous haïssez si fort, sont aussi de bonnes gens. » Il prit en effet la corbeille et la porta jusqu'au village. Chemin faisant, Prascovie, qui n'avait qu'un désir, celui d'obtenir un passe-port, lui parla de la supplique et du service important qu'elle attendait de lui. Malheureusement, le philosophe ne savait pas écrire : il avoua que depuis l'instant où il s'était voué à l'état de tailleur il avait totalement négligé la littérature; mais il lui indiqua dans le village un homme qui pourrait remplir son attente. Prascovie revint toute joyeuse, se proposant de mettre à profit ce conseil dès le lendemain. En rentrant chez son père, où se trouvaient quelques personnes, Neiler se vanta hautement du service qu'ilavait rendu à sainte Prascovie en lui épargnant la peine de faire un miracle, et fit d'autres mauvaises plaisanteries de ce genre; mais il fut bientôt déconcerté par la réponse de la jeune fille. Comment pourrais-je, lui dit-elle, ne pas mettre toute maconfiance dans la bonté de Dieu? Je ne l'ai priéqu'un instant au bord de la rivière, et si mon linge n'est pas venu seul, il est du moins venu sans moi, et porté par un incrédule. Ainsi le mi- racle a eu lieu, et je n'en demande pas d'autre à la Providence. » A cette réponse, toute la société se mit à rire aux dépens du tailleur, qui se retira très-piqué de l'aventure. On verra dans la suite plusieurs exemples de cette aimable présence d'esprit, qui n'abandonna jamais la jeune fille dans les circonstances les plus embarrassantes.
Le lendemain, elle s'empressa de consulter l'homme qu'on lui avait indiqué : elle apprit de lui que la supplique devait être signée par elle-même. L'écrivain se chargea de la dresser dans les formes requises; et, lorsqu'elle fut achevée, Lopouloff, après quelque résistance, consentit à ce qu'elle fût expédiée, et profita de l'occasion pour y joindre une nouvelle lettre relative à ses affaires personnelles.
Dès ce moment, les inquiétudes de la jeune personne disparurent, sa santé se raffermit, et ses parents furent charmés de lui voir reprendre sa gaieté naturelle. Cet heureux changement n'avait pas d'autre cause que la certitude où elle était d'obtenir sonpasse-port, et sa confiance sans bornes en la protection de Dieu. Elle allait souvent se promener sur le chemin de Tobolsk, dans l'espérance de voir arriver quelque courrier. Elle passait devant la station ( Terme russe pour relais. ) de la poste aux chevaux pour parler au vieil invalide qui en avait la direction, et qui distribuait le peu de lettres adressées à Ischim. Mais depuis longtemps elle n'osait lui en demander, parce qu'il lui avait parlé avec brusquerie, et s'était moqué de son projet de voyage qu'il connaissait.
Six mois s'étaient presque écoulés depuis le départ de la supplique, lorsqu'on vint avertir la famille qu'un courrier était à la poste avec des lettres pour quelques personnes. Prascovie y courut aussitôt et fut suivie de ses parents. Lorsque Lopouloff se nomma, le courrier lui remit un paquet cacheté, contenant un passe-port pour sa fille, et prit un reçu de lui. Ce fut un moment de joie pour la famille. Dans l'abandon total où ils étaient depuis tant d'années, l'envoi de ce passe-port leur parut une espèce de faveur. Cependant il n'y avait dans le paquet aucune réponse du gouverneur aux demandes personnelles de Lopouloff. Pour sa fille, elle était libre, et l'on ne pouvait, sans la plus grande injustice, la retenir en Sibérie contre sa volonté.
Le silence absolu que l'on gardait avec son père était plutôt une confirmation de sa disgrâce qu'unefaveur. Cette triste réflexion dissipa bientôt l'impression de plaisir que lui avait fait éprouver la condescendance du gouverneur. Lopouloff s'empara du passe-port, et déclara, dans le premier moment d'humeur, qu'il n'avait consenti à le demander que dans la certitude qu'on le lui refuserait, et pour se délivrer des persécutions de sa fille.
Prascovie suivit ses parents à la maison sans rien demander, mais remplie d'espoir et remerciant Dieu le long du chemin d'avoir exaucé l'un de ses voeux. Son père serra le passe-port parmi ses hardes, après l'avoir enveloppé soigneusement dans un morceau de linge. Prascovie remarqua cette précaution, qui lui parut de bon augure, car il aurait pu le déchirer ; elle n'attribua le refus de son père qu'à un dessein particulier de la Providence, qui n'avait pas encore marqué l'heure de son départ. Bientôt après, elle se rendit au bois, où elle passa deux heures à prier, se livrant à toute la joie que son ardente imagination lui inspirait, et n'ayant plus aucun doute sur le succès de son entreprise.
Ces détails pourront paraître à quelques personnes puérils et minutieux ; mais lorsqu'on verra les projets de cette jeune fille réussir au delà de ses espérances et de toute probabilité, malgré les obstacles sans nombre qu'elle avait à surmonter, on se convaincra qu'aucun motif humain n'aurait suffi pour la conduire au but qu'elle se proposait, et qu'il fallait pour une telle oeuvre cette foi qui transporte les montagnes. Dans tout ce qui lui arrivait, Prascovie voyait toujours le doigt de Dieu. Aussi disait-elle : J'ai été quelquefois éprouvée, mais jamais trompée dans ma confiance en lui. » Un incident qui eut lieu peu de jours après vint encore ranimer son courage, et contribua peut-être à déterminer ses parents. Sa mère, sans être absolument superstitieuse, s'amusait parfois à chercher des pronostics de l'avenir dans les plus petits événements de la vie. Sans croire aux jours malheureux, elle évitait cependant d'entreprendre quelque chose le lundi (En Russie, le lundi passe pour un jour malheureux parmi le peuple et les personnes superstitieuses. La répugnance pour entreprendre quelque chose, mais surtout un voyage le lundi, est si universelle, que le très-petit nombre de personnes qui ne la partagent pas s'y soumettent par égard pour l'opinion générale et presque religieuse des Russes. ), et n'aimait point à voir renverser la salière. Quelquefois elle prenait la Bible, et, l'ouvrant au hasard, elle cherchait dans la première phrase qui lui tombait sous les yeux quelque chose d'analogue à sa situation et dont elle pût tirer un bon augure. Cette manière de consulte le sort est très-usitée en Russie : lorsque la phrase est insignifiante, on recommence, et en tiraillant un peu le sens on finit par lui donner la tournure qu'on désire. Les malheureux s'attachent à tout, et. sans ajouter beaucoup de foi à ses prédictions, ils éprouvent un certain plaisir lorsqu'elles s'accordent avec leurs espérances.
Lopouloff était dans l'usage de lire le soir un chapitre de la Bible à sa famille : il expliquait aux femmes les mots slavons qu'elles ne comprenaient pas, et cette occupation plaisait infiniment à sa fille. A la fin d'une triste soirée, ces trois solitaires étaient auprès d'une table sur laquelle était le livre saint ; la lecture était achevée, et le plus morne silence ré' naît entre eux, lorsque Prascovie s'adressant à sa ère, sans autre but que celui de renouer la convertion : Ouvrez, je vous prie, la Bible, lui dit-elle, et cherchez dans la page à droite, la onzième ligne. » Sa mère prit le livre avec empressement et l'ouvrit avec une épingle; ensuite, comptant les lignes jusqu'à la onzième à droite, elle lut à haute voix les paroles suivantes :
Or un ange de Dieu appela Agar du ciel et luidit : Que faites-vous là? ne craignez point. »
L'application de ce passage de l'Écriture sainte était trop facile à faire pour que l'analogie frappante qu'il présentait avec le voyage projeté pût échapper à personne. Prascovie, transportée de joie, prit la Bible et en baisa les pages à plusieurs reprises. C'est vraiment singulier, n disait la mère en regardant son mari. Mais celui-ci, ne voulant pas favoriser leur idée à ce sujet, s'éleva fortement contre ces ridicules divinations. Croyez-vous, disait-il aux deux femmes, que l'on puisse ainsi interroger Dieu en ouvrant un livre avec une épingle, et qu'il daigne répondre à toutes vos folles pensées? Sans doute, ajouta-t-il, en s'adressant à sa fille, un ange ne manquera pas de vous accompagner dans votreextravagant voyage, et de vous donner à boire quand vous aurez soif! Ne sentez-vous pas quelle est la folie de s'abandonner à de semblables espérances? »
Prascovie lui répondit qu'elle était bien loin d'espérer qu'un ange lui apparût pour l'aider dans son entreprise. Mais cependant, disait-elle, j'espère et crois fermement que mon ange gardien ne m'abandonnera pas, et que mon voyage aura lieu, quand je m'y opposerais moi-même. » Lopouloff était ébranlé par cette persévérance inconcevable; cependant un mois s'écoula sans qu'il fût question du départ. Prascovie devenait silencieuse et préoccupée : toujours seule dans les bois ou dans son réduit, elle ne donnait plus aucune marque de tendresse à ses parents. Comme elle avait souvent menacé de partir sans passe-port, ils commencèrent à craindre sérieusement qu'elle n'accomplît son projet, et ils prenaient de l'inquiétude lorsqu'elle s'absentait de la maison plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il arriva même un jour qu'ils la crurent décidément partie : Prascovie, en revenant de l'église, où elle était allée seule, avait accompagné de jeunes paysannes dans une chaumière voisine et s'y était arrêtée quelques heures. Lorsqu'elle revint à la maison, sa mère l'embrassa toute en larmes. Tu as bien tardé, lui dit-elle. Nous avons cru que tu nous avais quittés pour toujours ! — Vous aurez bientôt ce chagrin, lui répondit sa fille, puisque vous ne voulez pas me livrer le passe-port : vous regretterez alors de m'avoir privée de cette ressource et de votrebénédiction, » Elle prononça ces paroles sans répondre aux caresses de sa mère et d'un ton de voix si triste, si altéré, que la bonne mère en fut vivement affectée. Elle lui promit, pour la tranquilliser, de ne plus mettre d'opposition à son départ, qui dépendrait uniquement de la permission de son père. Prascovie ne la demandait plus ; mais sa profonde tristesse la sollicitait plus éloquemment que n'aurait pu le faire les supplications les plus vives : Lopouloff lui-même ne savait à quoi se résoudre.
@темы: текст, PRASCOVIE LA JEUNE SIBERRIENNE